Creads, Wilogo, 99designs, Eyeka, le nivellement du graphisme par le bas
06/05/2015
Derrière un discours racoleur mais efficace se cache un redoutable business plan. Un business plan pourtant dénué de toutes valeurs éthiques et morales…
Perverted Crowdsourcing
Elles fleurissent sur internet et pour certaines entreprises désireuses de revoir leur communication, elles sentent bon la bonne affaire. Elles, ce sont les plateformes de « perverted crowdsourcing » (production participative pervertie) : Creads, 99designs, Eyeka, Wilogo, j’en passe et des meilleures. Mais pour expliquer correctement le terme de « perverted crowdsourcing », il faut au préalable décortiquer le fonctionnement peu orthodoxe de ces entreprises.
Creads par exemple, se targue d’être une agence de communication participative. Évidemment il y a tromperie sur la marchandise, ne serait ce que pour l’utilisation galvaudée du terme « agence de communication ». Une agence classique travaille avec différents profils de designers, qu’ils soient salariés ou freelances ils sont rémunérés pour leurs compétences et leurs travaux (tout ce qui a de plus normal me direz-vous), ce qui n’est pas le cas ici. La méthode commune de ces différentes plateformes est simple : mettre en concurrence des dizaines (voir des centaines) de personnes sur un seul et même projet. Le vainqueur (oui, car on parle de vainqueur, comme pour une banal jeu concours) a le droit de remporter une somme souvent en deçà des prix du marché. Le malaise est bien plus important encore pour ceux dont la proposition n’est pas retenue car ils ne perçoivent aucune rémunération, simplement la satisfaction (et quelle satisfaction !) d’avoir travailler gratuitement sur un projet (qui lui est bel et bien lucratif).
Une première question d’ordre moral mérite donc d’être posée : est-ce correct de bâtir sa stratégie d’entreprise sur l’exploitation de personnes qui ont du mal à trouver des missions honnêtes et régulières (voir second paragraphe) ? Visiblement, la réponse n’est pas évidente pour tout le monde…au contraire, ces plateformes en font même un argument commercial majeur et se lancent fièrement dans une guerre des chiffres pour savoir qui a le plus grand nombre de créatifs inscrits : plus de 310 000 pour Eyeka, 50 000 pour Creads, 37 000 pour Wilogo…la course à la surenchère est lancée. Pour être de réelles agences de communication participatives, il faudrait déjà que ces plateformes pensent à indemniser tout ce beau monde…ah ! Mon petit doigt me dit que le système ne serait plus du tout rentable. Alors ? On veut le beurre et l’argent du beurre ?
La quantité au détriment de la qualité
N’allez pas croire que seuls les créatifs sont victimes de ce système, le graphisme en général en souffre et les entreprises clientes de ces plateformes aussi. Les raisons sont multiples, à commencer par le manque d’expérience des individus qui répondent à ces appels d’offres. Soyons réalistes : quel professionnel qualifié et un tant soit peu sérieux dans sa démarche, va perdre son temps à fournir des propositions gratuitement (ou pour pas grand chose en cas de sélection) à une entreprise ? Un indépendant ne peut pas miser sur des solutions aussi hasardeuses pour assurer ses arrières, et ce même dans l’hypothèse où les gains réservés aux vainqueurs seraient supérieurs.
Mais alors, quel est le véritable profil de ces créatifs que l’on nous vend comme des designers chevronnés ? Dans le meilleur des cas, ce sont des étudiants en design graphique qui veulent se faire la main sur des briefs virtuels afin de garnir leur portfolio (soyons honnêtes, dans le lot certains peuvent avoir un excellent niveau). Une solution rapide, facile et sans avoir de compte à rendre à qui que ce soit. Pas sûr en revanche que ce soit ce qu’il y a de plus formateur. Ensuite il y a les créatifs désespérés, ceux qui n’arrivent pas à décrocher des missions « classiques ». Ils finissent alors par céder aux chants des sirènes, pensant peut-être que sur un malentendu…d’un point de vue social, c’est probablement l’exploitation de cette situation qui est le plus dérangeant. Enfin, sachant que sur la plupart de ces plateformes aucune expérience ni qualification n’est demandée (toujours dans le but d’amasser le plus grand nombre d’inscrits), il est tout à fait courant de croiser des personnes dont le graphisme est plus un hobby qu’une profession…bonjour les dérives. Au final sur les milliers de créatifs inscrits, peu ont véritablement les armes pour répondre avec succès à une demande client.
Quand bien même, partons du principe qu’il reste une poignée de personnes compétentes pour répondre aux fameux briefs proposés sur ces plateformes, quid du contact humain ? Il est acquis au départ des projets, que les créatifs n’ont pas la possibilité de rencontrer et d’échanger verbalement avec une personne interne à l’entreprise cliente, un(e) chargé(e) de communication par exemple. Geoffrey Dorne, qui a pu rencontrer Creads l’an dernier le confirme sur son blog « sur 100 « créatifs », le client en retient 5, et seul le « vainqueur » pourra éventuellement dialoguer avec le client ». Or, le dialogue avec le client doit se faire en amont, avant l’étude de projet pour pouvoir être le plus cohérent possible et fournir une solution adaptée. Sachant que la réussite d’une proposition doit beaucoup à la communication entre les deux parties, il parait bien compliqué de « taper dans le mille » avec ce genres de méthodes…et ne parlons même pas de la parodie de « SAV » / suivi client qui en découle.
Pour qui ? Pour quoi ?
Au regards des points évoqués plus haut, on peut légitimement se demander si les entreprises ont un quelconque intérêt à confier leur communication à ce type de plateformes. La question reste ouverte. Et si quelques grandes enseignes leurs font confiance, on est davantage dans le cadre de partenariats ponctuels visant à promouvoir maladroitement le travail participatif, plutôt que sur une réelle collaboration de fond.
Les cibles sont en réalité les petites entreprises, parfois perdues dès lors qu’il s’agît de communication / branding. Les agences de perverted crowdsourcing le savent mieux que quiconque et utilisent des arguments qui peuvent faire mouche dans certains cas, mais qui ne tiennent pas face aux professionnels de la communication. Pour l’heure, elles s’engouffrent dans les failles béantes de la législation censée encadrer les métier créatifs, mais Axelle Lemaire, Secrétaire d’État chargée du Numérique, semble chercher des solutions pour corriger le problème.
À titre personnel, il n’est pas rare que je sois contacté par des entreprises désireuses de revoir leur identité visuelle, seulement quelques mois après avoir confié cette mission à une plateforme participative, j’imagine que c’est également le cas pour de nombreux graphistes freelances et agences. Regrettable.
Je suis infographiste Multimédia freelance dans la région de Bordeaux et actuellement aux Pays-Bas. Je suis également inscrit sur eYeka. La situation du graphisme en France est à mon avis une vraie catastrophe. Les clients cherchent toujours à brader les prix et à vous faire travailler pour rien ou presque. Il est également très difficile de se faire embaucher en agence.
La situation est semblable ici au Pays-bas mais pour d’autres raisons. Je suis tout à fait d’accord avec votre article. Les entreprises comme eYeka sont vraiment le reflet d’une situation qui n’a que trop duré… je suis diplômé d’une école supérieure. Le graphisme est pour moi plus qu’une passion. Mais je me vois contraint pour gagner ma vie de me brader pour être payé une misère… Je suis à l’heure actuelle en conflit avec eYeka car ils refusent d’accepter l’un de mes projet car selon eux je ne répondait pas au brief. Ce qui je vous l’avoue en tant que professionnel me laisse perplexe…
Voilà donc plus de 35 heures de travail pour espérer décrocher une récompense que je ne verrais peut-être jamais…J’ai 28 ans et je ne peux pas dire que je gagne bien ma vie avec mon métier que j’aime tant. La situation est dramatique pour la jeunesse et pour tous les corps de métier à l’heure actuelle. Les retraites sont sans cesse repoussées laissant encore les jeunes un peu plus sur le carreau…et pendant se temps les entreprises comme eYeka fleurissent et appauvrissent encore un peu plus notre profession de créatif.